Mon compte
    Sauvages réalisé par Tom Geens : "nous nous croyons tous civilisés, alors que nous sommes des sauvages"

    Rencontrée au 26e Festival du film britannique de Dinard où le film a remporté les trois prix principaux, l’équipe de Sauvages a répondu aux questions d’AlloCiné pour nous présenter ce film si singulier.

    Eurozoom

    AlloCiné : Vous êtes une perle rare, au Festival du Film Britannique de Dinard, vous qui parlez si bien français…

    Tom Geens : C’est que je suis belge, flamand d’origine et j’ai étudié du côté francophone.

    Avec les prix que vous venez de récolter, vous rejoignez une longue liste de noms, parmi lesquels Danny Boyle, Paul Greengrass, Asif Kapadia, Peter Cataneo, Stephen DaldryShane Meadows ou encore John Crowley. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

    Que voulez-vous que je vous dise ? C’est incroyable. Et c’est encore plus génial de remporter les trois prix majeurs de la compétition [Hitchcock d’Or, Hitchcock du meilleur scénario, Hitchcock du Public, ndlr]. Je me suis quand même senti coupable vis à vis des autres équipes. Un peu comme un voleur qui pique tout l’or et le garde pour lui. Mais quand même, c’est enivrant !

    Même en creusant un tel écart avec vos concurrents ?

    En effet, apparemment, il n’y avait pas photo. Bien sûr, ça me fait plaisir. Il faut que je sois franc : je n’ai pas vu tous les autres films. Mais pour ceux que j’ai vus, la barre était quand même haute. Je suis vraiment heureux.

    Paul Higgins : Hier, je trouvais ça trop bien, mais ce matin, je me sens coupable.

    Jérôme Kircher : Moi, je ne me sens pas coupable du tout. Je suis content. Surtout pour Tom !

    Kate Dickie : De toute façon, quand on est Ecossais, on a toujours une raison de se sentir coupable, même avant de se lever le matin. (Rires)

    Comment vous est venue cette histoire de couple en deuil, retranché dans une forêt ?

    Tom Geens : J’ai toujours un carnet de notes avec moi, pour griffonner des idées. Et soudain m’est venue cette image d’un couple de la classe moyenne coincé dans un trou au milieu de la forêt. Ce qui m’a plu, dans cette idée, c’est la juxtaposition de l’ordre et du désordre. La nature et la civilisation qui se confrontent. La nature animale contre la nature humaine… Je crois que c’est un thème récurrent dans mon travail : on n’est jamais très loin de l’animal en nous. Pas plus de quelques centimètres. J’aime observer ce processus de dégradation et comment nous nous croyons tous si civilisés, alors que nous sommes aussi des sauvages.

    Eurozoom

    Votre film peut évoquer Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg

    C’est une belle référence ! J’ai toujours été très fan de Nicolas Roeg. Mais je pense que j’ai davantage été inspiré par des films comme Lumière silencieuse de Carlos Reygadas ou L'Enigme de Kaspar Hauser de Werner Herzog… La liste est longue ! Je l’avais même consignée quelque part, peut-être que je l’ai sur moi… La porte était ouverte aux accidents, quand Herzog tournait ses premiers films. Sur Aguirre aussi, par exemple. Et ça vous donne l’impression d’y être. Vous ressentez une forme de réalisme, mais aussi de magie. Ça crée un effet de vrai et de faux à la fois. C’est un équilibre très délicat à trouver. Et chez Reygadas, j’aimais aussi le thème du deuil, de la culpabilité ressentie par le héros qui voit sa famille se décomposer à cause de son aventure avec une autre femme. J’ai adoré la façon dont le cinéaste traitait cette partie contemplative, inhérente au thème de la trahison. Ce sont à ces deux films que le mien doit le plus.

    J’aime observer ce processus de dégradation et comment nous nous croyons tous si civilisés, alors que nous sommes aussi des sauvages.

    Pourquoi avez-vous choisi ces acteurs en particulier : Paul Higgins, Kate Dickie, Jérôme Kircher et Corine Masiero ?

    La distribution, avec moi, c’est toujours ce qu’il y a de plus long. Je crois qu’on y a passé trois ans : on a commencé à chercher des comédiens en 2012. Il ne me fallait des acteurs prêts à se donner à fond, jusqu’au bout. Parce que, ces rôles-là, on ne peut pas les jouer à moitié. Il faut se lancer corps et âme, tout en les enrichissant de bonnes idées en collaboration avec moi. Pour moi, le scénario, ce n’est qu’un point de départ, qui doit être remanié au cours du tournage. Donc j’ai besoin de travailler avec des gens capables de se dire : "Essayons de faire les choses le mieux possible."

    Aux acteurs : vous êtes-vous lancés dans ce projet sans hésiter ?

    Paul Higgins : Non, j’ai commencé en me disant que c’était à la fois très intéressant, mais aussi très casse-gueule. C’est tellement étrange, et en même temps il faut se donner à fond pour que ça ait de la consistance. Je me suis dit que j’allais laisser sa chance au projet, mais je savais que je prenais un gros risque.

    Tom Geens : Et puis c’était un risque pour eux de travailler avec moi, parce que j’avais été monteur pour la télévision, j’avais réalisé des courts métrages dans lesquels j’étais passablement exigeant avec les comédiens, mais là, c’était un projet d’une autre ampleur.

    Kate Dickie : Moi, je crois que c’est le thème du deuil et son approche très animale qui m’ont plu. J’aime les défis, j’aime me dire : "Je ne suis pas sûr d’en être capable". Les acteurs aiment faire des choses qu’ils croyaient impossibles. Et puis j’ai tout de suite accroché à tout ça, surtout le défi que ce trou dans la nature impliquait : les carences, le manque d’espace pour travailler, l’atmosphère étouffante… Le projet réunissait les ingrédients de ces choses mystérieuses qu’on accepte sans trop savoir pourquoi. Et le chagrin qui nimbe le film m’a séduite aussi !

    Avez-vous dû improviser beaucoup ?

    Jérôme Kircher : Non, tout était quand même assez écrit. Et je suis d’accord avec Paul Higgins : quand j’ai lu le script, avant de rencontrer Tom Geens, je n’étais pas sûr de vouloir le faire. Il m’a tout de suite convaincu, car il est très en phase avec la réalité. S’il n’avait pas tout de suite été dans le concret, j’aurais sûrement refusé.

    Vous avez l’occasion de jouer quelque chose de difficile, au lieu de rester dans votre train-train.
    Gauthier Jurgensen

    Ça a été compliqué pour le couple d’évoluer au fond de ce trou, dans la boue ?

    Kate Dickie : Franchement, la boue, ça se nettoie après une prise. Moi, j’ai surtout appris beaucoup de Paul sur le travail d’acteur. Quand on a la chance de jouer avec quelqu’un qui vous fait confiance, votre métier, c’est de faire votre boulot au mieux. Vous avez l’occasion de jouer quelque chose de difficile, au lieu de rester dans votre train-train. Moi, j’adore être sale, misérable et dans des circonstances extrêmes.

    Paul Higgins : C’était même plus facile pour nous de jouer en forêt, pour de vrai en pleine nature. Alors que le trou était en studio, donc ce n’était pas si extrême. Il faut quand même s’immerger un peu plus pour rendre la chose crédible.

    Kate Dickie : Heureusement, on a tourné les scènes de forêt avant les scènes au fond du trou. Si on avait fait le contraire, on aurait eu de mal à jouer la carence en vitamines, par exemple. Quand on est arrivés dans le studio, on avait déjà plein d’informations sur qui nous sommes, dans quel état, à quoi la forêt ressemble... Ça nous a forcément aidés.

    Tout le tournage s’est-il déroulé en France ?

    Tom Geens : Les premiers plans sont tournés en France. Ensuite, nous y sommes restés encore deux ou trois semaines. Par contre, tout ce qui se passe juste devant le trou dans lequel vivent les deux héros a été tourné à Vernon, juste à côté de Londres, avec des avions qui passaient au-dessus de nos têtes toutes les dix minutes – ça dépendait des jours. L’intérieur du trou a été tourné dans les studios 3 Mills, à l’est de Londres.

    ==> Palmarès Dinard 2015 : Couple In A Hole de Tom Geens grand gagnant du festival

    Pourquoi cette histoire devait-elle absolument se dérouler en France ?

    Tom Geens : Pour des questions de financement. Au départ, je voulais que ça se passe en Europe de l’Est, parce qu’on y trouve les plus grandes forêts au monde. Et puis on a débloqué des fonds de la région Midi-Pyrénées. Franchement, au début, je n’étais pas emballé parce que je trouvais que la civilisation était trop proche, mais en y repensant, j’ai commencé à trouver l’idée de plus en plus intéressante. Car le monde continue de tourner normalement juste à côté de ce couple. Alors, bien sûr, ça aurait pu se passer en Angleterre, mais il y a beaucoup de liens entre les Britanniques et les Français. Beaucoup de Britanniques ont une maison de vacances en France ou même ont emménagé en France. Les Écossais y songent souvent. Un jour, des administrateurs du British Film Institute m’ont dit : "Vous êtes au courant de la Vieille Alliance et du Traité d’Edimbourg de 1560, entre l’Ecosse et la France contre les Britanniques ?" Ce traité, c’est la base des relations franco-écossaises. Je n’y avais pas pensé, mais c’était magique : d’un coup, tout s’emboitait et mon scénario avait un sens.

    Kate Dickie : Et si ça se passait en Grande-Bretagne, notre couple n’aurait pas pu disparaître si facilement. Car nos personnages vivent reclus dans la campagne française, sans connaître beaucoup de gens, sans famille, sans contacts, sans avoir eu le temps de se faire des amis…

    Tom Geens : L’isolation est tout de suite moins crédible en Grande-Bretagne.

    Kate Dickie : Quelqu’un serait forcément venu nous chercher. On se serait demandé où John et Karen étaient passés. Alors qu’en France personne ne nous connaît vraiment.

    Paul Higgins :D’ailleurs, à un moment, le personnage joué par Jérôme dit quelque chose comme : "Nous sommes désolés de ce qui vous est arrivé, mais nous pensions que vous étiez rentrés au Royaume-Uni !". Quand des touristes ou des gens qui ne sont pas originaires du pays disparaissent, tout le monde suppose naturellement qu’ils sont rentrés chez eux.

    Donc ce n’est pas seulement l’amour de la France, c’est aussi le financement du film qui conduit l’intrigue à s’y dérouler ?

    Tom Geens : Oui, c’est comme ça qu’on arrive à réaliser ces projets. C’est très difficile de monter un film, financièrement parlant, et de convaincre les gens d’investir. Je tire mon chapeau à la productrice déléguée Lizzie Francke du British Film Institute, elle nous a soutenus d’un bout à l’autre, et a attendu patiemment qu’on trouve le reste de l’argent nécessaire. Elle a vraiment été géniale.

    L’histoire, au départ, est presque celle d’Adam et Ève

    Tout comme chez Herzog, la nature que vous filmez est dangereuse et finira par dévorer l’homme. Ce n’est pas un cocon dans lequel se blottir, comme dans un film de Terrence Malick !

    Oui, mais il y a un point de bascule – du moins j’espère qu’il se voit ! Au début de mon film, la nature est filmée presque comme un monde fantastique. Comme un conte de fées, puisque l’histoire, au départ, est presque celle d’Adam et Ève. Puis, peu à peu, on découvre que ce n’est pas une nature toute florissante et accueillante, mais plutôt quelque chose de froid qui peut soudain vous prendre et vous broyer. Encore une fois, les paysages des Midi-Pyrénées ont beaucoup aidé, car la nature y est très généreuse… Et parfois, elle était même en accord avec notre planning, car quand la scène devait être difficile, le climat aussi l’était.

    Eurozoom

    A un moment, John prévient sa femme Karen que l’hiver arrive. Ce qui vous fait dire à Kate Dickie "Winter Is Coming", Paul Higgins. C’est une drôle de phrase à dire une actrice qui joue dans Game of Thrones, non ?

    Paul Higgins : Malheureusement je ne l’ai jamais vue dans Game of Thrones, donc ça ne m’a pas dérangé. (Rires)

    Kate Dickie : C’est drôle ! Je n’y avais pas pensé.

    Le tournage s’est passé dans des conditions difficiles ?

    Tom Geens : Non, j’ai toujours pensé que nous réussirions à aller jusqu’au bout. Encore que… on vous a raconté comment Paul s’est cassé la jambe quatre jours après le début du tournage ?

    Non !

    On avait enfin réussi à lancer le film, et ça avait été compliqué de convaincre les investisseurs. Et après quatre ou cinq ans de travail, nous voilà enfin sur le plateau, dans les Pyrénées. L’affaire était dans le sac. On a une expression qui dit : "J’y croirai quand je serai sur le tournage". Eh bien quatre jours plus tard, Paul se cassait la jambe et on le renvoyait directement à la maison.

    Paul Higgins : Je n’ai pas eu mal, je suis Ecossais ! (Rires) J’ai même tourné une scène de plus après me l’être cassée !

    Tom Geens : Ça, forcément, c’était stressant, parce que ça dépend des assurances. Là, on se dit : "Est-ce qu’on va y arriver ?". On a vraiment eu chaud, sur ce coup. Mais une fois qu’on s’y remet, on y va jusqu’au bout. Parce qu’avec un petit budget, mieux vaut avoir un planning tiré au cordeau. Il fallait bien avancer chaque jour. On avait la tête dans le guidon, mais on a pris les choses les unes après les autres, et on a bien fait, parce qu’avec les Pyrénées, ça ne pardonne pas. Le temps change, le paysage est différent chaque jour, particulièrement entre mars et juin. Je crois qu’on s’est très bien adaptés et qu’on est bien retombés sur nos pieds, ce qui a beaucoup servi la qualité du film.

    Quels sont vos projets, aux uns et aux autres, maintenant ?

    Tom Geens : Il faut bien gagner sa vie, donc on a toujours des projets sur le feu. Moi, je travaille déjà sur deux autres films. J’espère qu’ils seront aussi surprenants que Sauvages.

    Jérôme Kircher : Oui, on va faire Sauvages 2, la comédie musicale ! (Rires)

    Paul Higgins : Moi, j’ai écrit une pièce de théâtre, qui est en répétitions. Ce soir, je prends le train de nuit de Londres à Glasgow pour y être au plus vite : la première est dans trois semaines !

    Kate Dickie : Je serai bientôt dans The Witch [sortie le 15 juin 2016 en France, ndlr] et je travaille aussi sur une série télévisée qui s’appelle One Of Us, et qui se tourne en ce moment même en Ecosse. Sinon, j’ai aussi un long et un court métrage en cours de production à Londres. Je cavale dans tous les sens !

    Jérôme Kircher : Pour ma part, après la saison 2 des Revenants, je serai dans un film avec Michaël Cohen et Nicolas Bedos (L’Invitation).

    Propos recueillis par Gauthier Jurgensen le dimanche 04 octobre 2015

    La bande annonce de Sauvages

     

    FBwhatsapp facebook Tweet
    Commentaires
    Back to Top